26 juin 2020 – Nathalie Pilhes : “Une gouvernance publique partagée à égalité entre les femmes et les hommes s’impose

La présidente de l’association Administration moderne, Nathalie Pilhes, appelle à des changements radicaux dans le fonctionnement de l’État, appuyés notamment sur un lien repensé entre politique et administration. “Nous ne relèverons pas le défi mondial actuel sans la participation des femmes aux prises de décisions”, souligne-t-elle. 

L’année 2020 va constituer une césure historique. La crise mondiale que nous traversons a placé la gouvernance, publique comme privée, au cœur des réflexions. En 1998, au moment de sa création, Administration moderne, association interministérielle des femmes hautes fonctionnaires, écrivait dans son manifeste : “Faut-il que l’État soit au pied du mur pour qu’il évolue ?” Nous y sommes. Nous réalisons l’impérieuse nécessité de changements radicaux dans le fonctionnement de l’État pour qu’il continue d’être à la hauteur des attentes des citoyens. La qualité, l’exemplarité et la performance de la décision publique passent par des chaînes de commandement plus solides, l’utilisation au mieux de tous les talents et surtout par une gouvernance partagée à égalité entre les femmes et les hommes, faute de quoi l’action de l’État ne rencontrera pas les attentes du corps social.

L’organisation de l’État doit faire sa mue interministérielle. Les politiques publiques ont aujourd’hui presque toujours une forte dimension interministérielle dont le pilotage et la coordination se heurtent à la verticalité des administrations centrales. C’est pourquoi il importe de doter Matignon de véritables services de coordination et de pilotage. Le pouvoir de décision du Premier ministre et de son équipe devrait se consacrer aussi au pilotage et pas seulement à l’arbitrage. Or, hormis le SGG, le SGDSN et le SGAE [les secrétariats généraux respectifs du gouvernement, de la défense et de la sécurité nationale et des affaires européenes, ndlr], Matignon n’est pas organisé pour piloter et coordonner les politiques publiques transversales. Dès lors, l’interministériel se résume trop souvent à des arbitrages entre intérêts propres des ministères qui prennent trop souvent la place de la coconstruction horizontale de solutions.
Les délégations interministérielles tentent de dépasser ce fonctionnement en tuyaux d’orgue, mais elles souffrent profondément d’absence de dévolution de pouvoir et de moyens. Ces services interministériels devraient pourtant être placés au centre des leviers de l’exécutif. Plus agiles, réactifs, innovants, au contact de l’ensemble des parties concernées, ils sont en capacité de construire, piloter et coordonner des solutions transversales. Les chefs de ces services pourraient être en même temps, comme c’est le cas du SGAE, les conseillers directs du Premier ministre.

L’exemplarité de l’État, sa capacité d’action et l’exigence d’efficacité supposent de secouer des tabous persistants.

Une DRH de l’État et la gestion par compétences. L’État doit pouvoir utiliser au mieux tous ses talents. C’est un des leviers de la qualité de la décision publique et de la confiance que lui accordent les citoyens. Or il ne gère pas les carrières de ses personnels en fonction des besoins et des compétences nécessaires à la réalisation de ses missions mais, pour l’essentiel, par statuts, grades et effectifs. Le recrutement des dirigeants au sein de l’État n’obéit pas à des processus professionnels fondés exclusivement sur l’examen des compétences, malgré la mise en place très récente d’une transparence partielle. Le corps des administrateurs civils est interministériel, mais dans les faits, il est strictement ministériel : la mobilité entre ministères n’est pas favorisée, les métiers et les carrières restent cloisonnés. Pour sa part, l’accès aux grands corps de contrôle sans expérience administrative constitue à la fois une anomalie professionnelle et une “rente”, qui alimentent la méfiance des administrés vis-à-vis de leurs élites. 
L’exemplarité de l’État, sa capacité d’action et l’exigence d’efficacité supposent de secouer des tabous persistants. L’instauration d’une DRH unique, avec autorité directe sur les services de ressources humaines ministériels, permettrait de développer réellement, dans toutes les administrations, la gestion par les compétences de parcours professionnels interministériels. Quant à l’accès aux grands corps de contrôle, il ne doit pas intervenir avant huit ans de fonctions dans les corps opérationnels des emplois supérieurs.

La méthode normale de travail de chaque ministre doit redevenir le contact direct avec ses directeurs et son secrétariat général.

Repenser le lien entre le politique et l’administration. Dans le même esprit, il faut mettre fin aux dysfonctionnements issus des cabinets ministériels, spécificité française, qui sont connus de longue date. Le rapport Picq les énonçait dès 1994 : dilution des responsabilités, directeurs d’administration coupés de leurs ministres, administrations appauvries de leurs cadres, instructions ministérielles parfois déformées, interventions inutiles dans le fonctionnement des services, etc.
Près de vingt-cinq ans plus tard, lors du colloque d’administration moderne “Réformer l’État : un sport de combat ?”, Alain Christnacht confirmait ce constat et regrettait l’absence de cohérence d’un système qui conduit à un entre-soi, à une ambition parfois déplacée de conseillers soucieux de succéder à terme aux directeurs, ce qui peut nuire à leur objectivité. La limitation des effectifs des cabinets n’est pas la solution, elle est toujours contournée.
La méthode normale de travail de chaque ministre doit redevenir le contact direct avec ses directeurs et son secrétariat général : ils sont ses meilleurs conseillers techniques. Le cabinet du ministre doit donc être réduit à une équipe de collaborateurs politiques et personnels, sans “conseillers techniques”. Les emplois ainsi économisés pourraient être redirigés vers des délégations interministérielles renforcées, auprès du Premier ministre. Ces services seraient ainsi pourvus à masse salariale constante.

Placer le budget national sous le sceau de l’égalité entre Français. La gouvernance publique, c’est aussi la gouvernance budgétaire et la structuration des lois de finances. La capacité de choix financiers raisonnés de l’État en dépend. Les budgets ne sont pas neutres. Ils sont “aveugles” aux différences, notamment économiques et sociales, entre générations, entre les femmes et les hommes – souvent au détriment des premières. Ils induisent des biais, voire accentuent les inégalités. 
C’est pourquoi la loi organique des finances publiques doit intégrer l’égalité – en tout premier lieu l’égalité femmes-hommes – comme principe transverse de construction du budget de l’État. Le budget d’égalité prend en compte, dans tous les domaines des politiques publiques, les effets directs et indirects entre les femmes et les hommes, entre les jeunes et les plus âgés, de la répartition entre dépenses et recettes. En se fondant sur l’évaluation, a priori, de l’impact possible sur les populations et a posteriori, de la répartition réelle des ressources allouées, le budget national est plus efficace et plus juste.

Une gouvernance publique de qualité est illusoire si elle n’est pas partagée à égalité entre les femmes et les hommes.

Partager le pouvoir à égalité entre les femmes et les hommes. Une gouvernance publique de qualité est illusoire si elle n’est pas partagée à égalité entre les femmes et les hommes. C’est ce qu’a rappelé, le 27 février dernier, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, en déclarant : “L’égalité des sexes est une question de pouvoir. C’est la question du pouvoir jalousement gardé par les hommes depuis des millénaires. Nous sommes face à un abus de pouvoir qui porte préjudice à nos communautés, à nos économies, à notre environnement, à nos relations et à notre santé. Nous devons de toute urgence transformer et redistribuer le pouvoir si nous voulons préserver notre avenir et notre planète.” Or les femmes sont quasi absentes de la gouvernance, publique comme privée, et disparaissent dès qu’il s’agit de penser et de piloter la crise et le monde de demain, y compris dans les comités nationaux d’experts missionnés à cet effet.
Mettre en place un dispositif “Sauvadet II”. La loi Sauvadet a permis des avancées et des prises de conscience. Néanmoins, les résultats de l’année 2019, comme en 2018, sont consternants : 33 % de primonominations de femmes pour les postes de direction et de cadres dirigeants, alors que la loi impose 40 %. Quant à la loi sur la transformation de la fonction publique d’août 2019, elle n’a pas permis d’avancer sur le partage de la gouvernance publique entre les femmes et les hommes. Les résistances ont été et restent considérables de la part des employeurs publics. On ne peut plus se cacher derrière le prétexte d’un “manque de viviers”. Certaines grandes organisations publiques ont obtenu un flux de femmes promues strictement proportionnel à celui des promouvables. En trois ans, les viviers y sont à parité. Pourquoi ne pas avoir le même volontarisme dans les administrations d’État ?
Il est urgent de venir à bout de résistances archaïques et pénalisantes pour l’intérêt général et de renforcer le dispositif sur les nominations “équilibrées”, notamment en élargissant le périmètre des emplois concernés aux postes d’encadrement supérieur, à tous les établissements publics, introduire une obligation portant sur le “stock” en vue d’atteindre 40 % minimum de femmes ou d’hommes en poste en cinq ans, en se fixant des objectifs de progression exprimés en points par rapport à l’existant.
L’État devrait s’appliquer à lui-même les dispositions plus contraignantes qu’il impose au secteur privé (calcul des postes dirigeants en stock et non en flux, outils de réduction des écarts salariaux, dispositions de la future loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie économique, etc.). 
Parce que nous ne relèverons pas le défi mondial actuel sans la participation effective des femmes aux prises de décisions, les réseaux professionnels féminins et mixtes des secteurs public et privé se sont désormais constitués en un collectif mondial, Gender and Governance Action Platform (2GAP), dont la première branche nationale a été lancée en France en mars dernier, avec près de 40 réseaux*, dont Administration moderne, représentant plusieurs dizaines de milliers de femmes et d’hommes. Cette force de proposition et d’action est en capacité de faire évoluer les institutions et entreprises, de l’intérieur. En œuvrant ainsi pour une égale présence des femmes et des hommes au sein de la gouvernance, à tous les niveaux, on contribue à bâtir un monde plus juste et plus durable. La France a les moyens de relever ces défis.

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Parcours
1997 École nationale d’administration (promotion Marc Bloch)
2018 Déléguée interministérielle à la coopération technique internationale 
2019 Déléguée à la coopération sur la radicalisation
2020 Présidente de l’association Administration moderne (depuis 2016) ; animatrice du collectif Gender and Gouvernance Action Platform (2GAP).

Source : acteurspublics.fr

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